Le Phare - 01/11/2004 et 05/11/2004

LE LEADERSHIP DE SAUVETAGE

Tshisekedi entre le devoir de la nation et le suicide politique

Yezu Kitenge: "on ne compose pas avec une équipe qui a perdu, on la remplace"

 Par Kenge Mukengeshayi

 

Avec les dossiers des entreprises publiques et les déclarations du ministre belge des Affaires Etrangères, Karel De Gucht, le leadership de sauvetage est l’un des sujets les plus commentés dans le microcosme politique congolais depuis environ deux semaines. Concept récemment lancé pour la première fois, au nom d’Etienne Tshisekedi, par Remy Massamba ma Kiese, secrétaire général de l’Udps, le leadership de sauvetage repose, si l’on en croit les informations jusqu’ici parvenues à l’opinion, sur deux idées simples.

Premièrement : la Transition s’arrête effectivement le 30 juin 2005. Deuxièmement : faute d’avoir rempli sa mission, l’équipe en place, dont le mandat aura pris fin et qui n’aura même pas l’excuse d’avoir fait avancer la RDC sur la voie de l’Etat de droit et de la démocratie, devra tirer sa révérence et laisser la place à un leadership totalement nouveau, avec comme mission d’organiser les élections dans les délais les plus brefs. Une tâche qui ne peut revenir à ceux dont la mission a échoué et qui n’envisagent les consultations électorales que comme une légitimation du régime de la prédation. L’illustration la plus parfaite en est fournie par la querelle sur les entreprises, pour lesquelles, en dépit des présomptions et indices de pillage évidents, personne ne songe encore à prendre des mesures conservatoires pour sauver ce qui peut encore l’être, chacun des protagonistes s’ingéniant, à qui mieux mieux, à faire croire que le partage exclut la sanction des mandataires criminels ou encore la mise en œuvre des critères de compétence, de crédibilité, d’expérience, de moralité et d’honorabilité.

Revenons au leadership de sauvetage pour indiquer qu’aussitôt lancée, l’idée a fait sensation dans les milieux tant politiques que diplomatiques qui se demandaient jusque là avec perplexité comment, à défaut d’aller aux élections, trouver la formule la plus appropriée et la personne la mieux indiquée pour faire avaler une nouvelle fois d’horribles couleuvres aux Congolais. L’empressement de certains diplomates auprès d’Etienne Tshisekedi wa Mulumba ne procédait donc pas d’un subit accès d’amour. Pour la plupart, le calcul se voulait à la fois simple et cynique : rebondir avec l’initiative du leadership de sauvetage pour faire passer dans l’opinion, grâce à l’aura du leader de l’Udps, l’idée de la prolongation de la Transition et d’un leadership de replâtrage dans lequel Etienne Tshisekedi viendrait se noyer en jouant le rôle ingrat de la béquille. Le sauvetage deviendrait ainsi celui des leaders empêtrés dans l’échec de la Transition et éclaboussés par la gestion nauséabonde des entreprises devenues des vaches à lait.

Risques réels

Est-ce donc ce lamentable théâtre de chez nous et ce triste vaudeville que proposent Etienne Tshisekedi et l’Udps aux Congolais ? Certes que dans le doute il vaut mieux s’abstenir. Mais la question n’en pose que mieux l’urgence et la nécessité de développer le concept et d’en préciser rapidement les contours afin d’éviter des récupérations malsaines, d’apporter la preuve de son opportunité et de sa pertinence dans un contexte aussi confus que celui de la RDC où l’on ne sait finalement pas qui fait quoi, quand, pourquoi et comment. Le président national de l’Udps a d’autant plus intérêt à articuler clairement et puissamment ses propositions à l’intention de tous les Congolais que la RDC se trouve à la veille d’une grosse explosion dont les manifestations des 3 et 4 juin n’ont été que la préfiguration, tandis que certains contacts présents et à venir risquent de semer plus de confusion que de lumière dans la partie de billard qui s’annonce. Pour preuve, la dernière rencontre en date entre Etienne Tshisekedi et certains ambassadeurs accrédités à Kinshasa a donné lieu à d’incroyables rumeurs qui se sont répandues dans la capitale comme une traînée de poudre. Selon la première rumeur, le leadership de sauvetage ne serait qu’un artifice pour prolonger la Transition grâce à un autre compromis politique cautionné par l’Udps. Deuxième rumeur : le leadership de sauvetage ne serait qu’une béquille apportée à ceux dont l’échec ne fait plus l’ombre d’aucun doute. Enfin, dans un cas comme dans l’autre, la tâche d’annoncer la terrible nouvelle aux Congolais reviendrait, dans ce compromis, à l’Udps, un peu dans le même scénario qui avait permis à celle-ci de désamorcer la colère populaire en juin dernier…

Par ailleurs, l’échec de la Transition ne faisant l’ombre d’aucun doute, ne pas préciser de manière claire la portée et les limites de la mission de sauvetage pourrait entretenir le doute sur la volonté et la détermination de l’Udps à s’investir résolument dans une véritable opération de sauvetage. Pire, l’opinion pourrait en tirer la malheureuse impression que l’Udps serait prête à accepter n’importe quel marchandage en vue de s’accrocher même à un attelage en train de sombrer corps et biens. Un doute qu’il faut rapidement évacuer afin de maintenir la foi et la cohésion au sein du groupe social.

Un des tout premiers leaders politiques congolais à réagir à la proposition de l’Udps, Yezu Kitenge ne cache pas son étonnement : « La RDC est un monstre avec une tête et quatre pattes. Que viendrait faire l’Udps dans un tel schéma sinon ajouter une nouvelle tête, une cinquième patte ou une deuxième queue, accentuant le caractère monstrueux de la bête? L’Udps a plutôt le devoir de sauver la nation en danger. Ce qu’il nous faut alors, c’est une véritable alternative qui attaquerait les problèmes de fond. Pas une alliance entre le jour et la nuit, les anges et les démons. L’Udps et son leader seraient vite noyés dans un système généralisé de corruption avec ces vols des fonds à la Banque Centrale et ces pillages des entreprises devant le regard impuissant ou complaisant du même Comité International d’Accompagnement qui continue de se taire même quand les preuves de la mauvaise gouvernance ne font l’ombre d’aucun doute. » >

Pour Yezu Kitenge, il n’ y a pas à transiger : « Ce qu’il nous faut, c’est changer l’équipe qui a perdu. C’est attaquer tout de suite les problèmes de fond et non chercher à occuper des postes. Ce que nous voulons, c’est de proposer à notre peuple une alternative puissante et crédible totalement différente du régime actuel. J’entends personnellement poser à l’Udps la question de savoir si elle est prête à assumer une telle responsabilité ».

Pour le sociétaire du RCD, ce serait une grossière erreur de penser qu’en intégrant un attelage qui boîte, on en améliorerait les performances, alors qu’il tombe sous les sens qu’en multipliant le nombre des têtes, des pattes ou des queues, le monstre ne ferait qu’alourdir sa démarche et sa déraison. En tout état de cause, si le concept de leadership de sauvetage intéressait les leaders de la Transition, il ne fait aucun doute qu’ils seraient les premiers à inviter les dirigeants de l’Udps à en partager avec eux le contenu. Tout porte malheureusement à croire que les animateurs de la Transition sont si fiers de leurs performances actuelles qu’ils ne perdent aucune occasion de se projeter dans un avenir où ils joueraient comme maintenant un rôle déterminant. On comprend donc pourquoi et comment, dans certains cercles proches de l’Udps, on trouve suspectes les démarches de certains diplomates dont la mission consisterait, au mieux à distraire les dirigeants de ce parti par rapport à l’urgence et à la nécessité de développer l’initiative relative au leadership de sauvetage, au pire à se servir de l’Udps comme d’une caution ou d’une béquille afin de sauver d’un naufrage annoncé le pouvoir de la Transition.

Ces démarches sont d’autant plus suspectes à un double point de vue, estime-t-on à l’Udps. D’abord parce qu’elles surgissent, comme par hasard, à un moment où, après l’effondrement du 1+4, Etienne Tshisekedi apparaît aux yeux de nombre d’observateurs sérieux de l’intérieur et de l’extérieur comme la seule alternative réellement crédible face aux immenses besoins de réaffirmation de l’autorité de l’Etat, de réconciliation nationale et d’instauration d’un Etat de droit. Lui miroiter aujourd’hui des propositions farfelues qui n’ont jamais été faites par le passé alors que personne n’avait regretté sa bruyante exclusion au début de la Transition donne l’air, sinon d’une farce de mauvais goût, à tout le moins d’une tentative destinée à l’empêcher de développer le concept du leadership de sauvetage, quand bien même tout le monde sait que personne ne sait dire ce qui risque de nous arriver le 30 juin 2005, élections ou non. Un autre élément à prendre en compte est la dimension diplomatique. La plupart des spécialistes de la diplomatie secrète à Kinshasa admettent qu’à bien des égards, le vent semble avoir tourné.

Signe indiscutable : les trois pays qui jouent généralement un rôle majeur dans la région des Grands Lacs (Etats-Unis, Belgique, Grande Bretagne) viennent de changer leurs ambassadeurs à Kinshasa. L’ère du copinage a donc pris fin. Autre signe : aussi curieux que cela puisse paraître, les dernières déclarations du ministre belge des Affaires étrangères, Karel De Gucht, sont venues appuyer la grosse déception que les observateurs sentaient déjà poindre du côté du co-médiateur sud-africain. Une déception qui a poussé le Président Thabo Mbeki, lors de son dernier séjour à Kinshasa, à tenter de trouver une solution à la crise congolaise en dehors du leadership de la Transition en faisant appel, notamment, à des figures emblématiques telles que Mgr Monsengwo Pasinya et Etienne Tshisekedi. Karel De Gucht serait donc en réalité venu enfoncer une porte déjà ouverte par les manifestations des 3 et 4 juin dernier, les lettres de la Conférence épiscopale nationale et les mises en garde du Comité International d’Accompagnement sur les dysfonctionnements et les retards du processus de Transition. A ce sujet, des analystes sérieux font remarquer deux choses qu’on oublie parfois facilement à Kinshasa. La première : chaque fois que la diplomatie belge est aux mains des Flamands, elle est en phase avec celle de Washington, alors que les Wallons pour leur part ont tendance à s’aligner sur les positions de Paris.

Le lâchage du Maréchal Mobutu, notamment, a obéi à cette règle qui veut que sur les questions de la RDC, Washington et Bruxelles émettent sur la même longueur d’ondes. Deuxième élément à noter : le ministre des Affaires Etrangères est celui qui, au sein du gouvernement belge, a en mains le dossier congolais. Louis Michel l’a démontré jusqu’à l’ironie alors qu’il trônait à la tête de la diplomatie belge. La même règle est valable pour le mandat de Karel De Gucht, que cela nous plaise ou pas. Pour preuve, le patron de la diplomatie belge a répété ses propos devant la Commission des affaires extérieures de la Chambre, alors que dans sa démarche envers Kinshasa, le Premier ministre Guy Verhofstadt qui pouvait le contredire n’a rien fait de tel, préférant mettre l’accent sur la franchise de son ministre. Kinshasa qui devrait plutôt lire ces signes des temps serait bien inspiré à s’investir dans le travail afin d’atteindre les objectifs de la Transition et de remplir les tâches définies dans la feuille de route harmonisée au lieu de donner l’impression de vouloir s’installer dans une polémique stérile qui ne nous humilie que davantage. A l’instar, notamment, de cette bourde commise par ceux de nos compatriotes qui ont voulu faire la leçon à Bruxelles en demandant à un pays souverain de nommer un diplomate à la tête du ministère des Affaires étrangères, alors que nous-mêmes ne sommes pas toujours aussi pointilleux sur le cursus lorsque nous désignons nos propres dirigeants. Toujours est-il que laisser le chef de l’Etat envoyer un émissaire à un ministre des Affaires étrangères, qui n’est pas son homologue, pour lui demander des explications ne relève pas des usages diplomatiques. Une telle mission aurait due être diligentée vers le Premier ministre belge.

Pour le reste, Kinshasa aurait dû se limiter à faire convoquer l’ambassadeur belge par les Affaires étrangères pour lui faire entendre les protestations du gouvernement congolais. Malheureusement, dans ce pays où tout se fait à l’envers, c’est après que l’émissaire du Président de la République eut effectué sa démarche controversée et maladroite que la convocation de l’ambassadeur belge est intervenue.

 

De Cap Martin à Sun City

 La seule leçon qu’il faut tirer de ce tour de passe-passe diplomatique est que les dirigeants congolais sont plus sensibles à ce qui se dit à l’extérieur qu’à ce que pense leur propre opinion publique. L’illustration la plus parfaite en est que les mêmes critiques proférées sur un ton d’une extrême sévérité par des Congolais n’ont jamais intéressé les dirigeants. Lesquels ont toujours fait croire que ce genre de critiques provenaient plutôt des Congolais de seconde zone ou des suppôts de l’ennemi extérieur appelé Paul Kagamé. Il a donc fallu qu’une voix de la communauté internationale s’exprime avec force pour que nos dirigeants se sentent mal à l’aise, au risque d’accréditer la thèse selon laquelle leur légitimité vient de l’extérieur et que notre pays n’est rien d’autre qu’un comptoir colonial. Autant dire donc que pour ceux qui rêvent, comme à l’Udps, d’un véritable changement de gouvernance, à ceux qui privilégient la légitimité extérieure, il n’est pas d’autre solution que de leur opposer la légitimité populaire et de ne pas se laisser distraire par les recettes magiques brandies par les marchands d’illusions et les prestidigitateurs qui peuplent ou fréquentent les chancelleries occidentales, c’est-à-dire ceux qui ont tout à craindre des changements que les Congolais voudraient voir imprimés à leur pays à partir du 30 juin 2005.

C’est encore Yezu Kitenge qui explique : « On n’aime pas Etienne Tshisekedi parce qu’il ne se comportera jamais comme un chef de comptoir. Mais plus qu’hier, le leader de l’Udps est incontournable après l’échec aujourd’hui consommé de ceux qui avaient décrété son exclusion. On en parle dans tous les cercles politiques et les chancelleries. Ce n’est plus un mystère. Et la chance du leader de l’Udps, ce n’est pas seulement d’avoir été exclu de cette aventure du 1+4, mais d’être reconnu aujourd’hui par l’ensemble de l’échiquier politique – à part quelques extrémistes jouisseurs – comme une véritable alternative. Il a la chance d’être admis aujourd’hui comme l’unique recours même par ceux qui ne sont pas de l’Udps. C’est à lui désormais de préciser les contours de la proposition qu’il entend faire aux Congolais et à la Communauté internationale comme réponse à une dérive susceptible de déboucher sur une implosion aux conséquences incalculables ; de prendre les contacts nécessaires avec tous les milieux, de rassembler toutes les forces du changement ; d’initier les consultations indispensables et, surtout, d’éviter la distraction de ceux qui veulent l’utiliser comme une béquille pour leurs protégés ».

Le choix

Entre le rôle de roue de secours pour des gestionnaires qui n’ont pas rempli leur part de contrat et qui ne pourront que l’éclabousser, et la nécessité d’un discours cohérent et clair, Etienne Tshisekedi a donc théoriquement le choix entre s’investir dans la voie du sauvetage de la nation et le suicide politique en se portant au secours de ceux qui, sur leur radeau de la méduse, crient au secours après forces orgies ; entre rejoindre le panier à crabes et proposer une alternative puissante et crédible à une nation qui désespère chaque jour. Sur le chemin difficile qui l’attend, Etienne Tshisekedi devra d’autant plus faire attention que son parcours politique, pourtant fait de générosité et d’altruisme, n’a récolté qu’épines, blessures et quolibets. Engager à Cap Martin la démarche consistant à demander au Maréchal Mobutu de déposer les armes afin de favoriser la conciliation a provoqué les quolibets les plus cruels des « libérateurs » et de leurs thuriféraires. Ils n’ont pourtant pas attendu une année pour commencer à se chamailler comme de mauvais garnements. L’appel au dialogue lancé fin août 1998, dès le début de la seconde rébellion, a été l’occasion de s’acharner à belles dents sur celui dont le tort aura été de prévenir les millions de morts, les destructions, les viols, les crimes, la division du pays, le pillage des richesses. Enfin, le lancement de l’ASD n’a servi qu’à satisfaire la soif du pouvoir des seigneurs de guerre comblés de privilèges mais incapables de faire avancer la cause nationale. Voici désormais le leadership de sauvetage. Loin du gadget politique, les Congolais attendent une véritable alternative pour prendre la relève de ceux qui ont échoué et dont on espère beaucoup d’humilité pour admettre le verdict de l’histoire en acceptant de s’effacer pour donner une chance à ce pays et à son peuple.